histoire
Londres, 1929 Il y a un constat qui m’a particulièrement émue.
Je ne vis que pour servir les hommes.
Je ne les sers pas vraiment… mais s’ils n’étaient pas là, je n’existerais pas non plus. Cette prise de conscience est arrivée légèrement après ma naissance (pour vous situer un peu, je pense avoir commencé commencer mon véritable travail de faucheuse aux alentours du dix-septième siècle), et m’a subitement embarquée dans un nouveau monde. Je voulais être comme ceux responsables de ma création. Je voulais devenir exactement comme eux…
J’ai pendant un long moment cherché à perdre mes pouvoirs. Mais l’appel était trop fort, trop grand. Et de toute façon, une chose légèrement désagréable nous séparerait toujours : je ne vieillissais pas.
Oh, je pouvais bien changer d’apparence, ou essayer de transformer mon corps ; les années ne marquaient pas ma peau, mes organes, ne menaçaient pas de me tuer à force de s’écouler. Et ce tout petit décalage impliquait de trop grandes différences pour que je sois un jour, réellement humaine. Il y a d’autres questions qu’on a le temps de se poser quand on a l’éternité devant nous. Est-ce que, si un jour on me proposait le pacte, j’accepterais d’abandonner tout ce que j’étais pour devenir fondamentalement humaine ? Aurais-je le courage d’abandonner mon travail, mon essence… pour quelques années de vie ?
Ce pacte n’existe pas encore, alors je n’ai pas de réponse à cette question.
Mais un jour, peut-être, aurais-je le courage de m’avouer les choses.
Allemagne, 1945J’étais là, en Allemagne.
J’étais là, et jamais je n’oublierai.
Je me suis longtemps demandé si j’étais capable de ressentir des choses. Ça a été une longue quête personnelle ; je me suis baladée au plus profond de moi-même, au plus profond de ce que j’étais, pour essayer de savoir, de comprendre, de saisir… Mon essence, mon âme, ma vie. Etais-je comme tous ces humains que je faisais passer dans l’au-delà ? Etais-je vraiment douée d’émotions, si je pouvais tenir la main d’un homme dont je connaissais le futur – dont je connaissais l’éternité de tourments qu’il endurerait ? Comment pouvais-je dormir le soir, si j’étais réellement…
Je ne suis pas humaine.
Je ne le serai jamais.
Et alors ?
Depuis l’année 1945, je sais que j’ai des sentiments, et je sais que c’est difficile. Je sais que ça fait mal. J’ai passé des années sombres en Allemagne, accueillant dans mon sein les âmes torturées de ces pauvres hères, à peine morts que déjà recouverts du cadavre de leurs compagnons. J’ai récupéré les âmes des soldats, des médecins sur le front, mais aussi de tous ceux dont on oublie de parler. De tous ceux qui sont morts, paisiblement allongés dans leur lit, cueillis par la douloureuse explosion d’une bombe jetée par les Alliés. J’ai vu le monde s’ouvrir en deux, laisser couler tout le sang dont il regorgeait, toute la noirceur dont il pouvait être capable.
J’ai recueillis l’âme des juifs dans les camps de concentration. Je ne pouvais souffrir de regarder un instant de plus leur corps : j’étais là, agenouillée près de cadavre décharnés, remerciant le ciel d’abréger leurs souffrances. Je n’ai jamais été si heureuse et si triste à la fois d’être la grande faucheuse, la main d’un dieu peut-être clément, peut-être monstrueux d’avoir engendré les hommes.
J’ai versé la première larme sur le corps d’un enfant, d’un si petit enfant qui tenait encore férocement dans le creux de ses bras le cuir sale d’un cahier. Il reposait, tel un pantin désarticulé, marionnette dont on aurait tranché les fils, sur les pavés rugueux de la rue Siegesallee. J’ai emporté l’âme d’enfants mort-nés entre les jambes de leurs mères sous une pluie de douilles mortelles.
J’ai versé la première larme, et ensuite elles ont toutes suivi.
Toutes celles qui n’avaient jamais coulé.
Première guerre mondiale, incendie de Londres, guerres napoléoniennes, la guerre de sept ans, la révolution française, la colonisation, l’esclavagisme, le sexisme, la guerre de Crimée, la guerre de l’opium, toutes ces saloperies de guerre qui ne m’avaient arraché rien d’autres que de vagues regrets.
Il avait fallu l’intervention de nos chers nazis pour qu’enfin, mon cœur se libère.
Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé durant cette guerre-là. Peut-être que mon don d’empathie n’a révélé toute sa puissance qu’à cet instant précis, lorsque mon cœur s’est brisé de voir jusqu’où la cruauté humaine pouvait aller.
France, 1950Je n’ai pas perdu espoir, non.
C’est à ce moment-là que je suis… tombée amoureuse.
Ecosse, 2015J’ai lu beaucoup de livre (j’ai eu tout le temps du monde pour ça), et pourtant je ne sais toujours pas si ce que je ressens en tant « qu’amour », s’apparente à ce que les humains ressentent. J’ai passé ma vie à les voir, les étudier, les comprendre… J’ai passé ma vie à essayer de me comporter comme eux, d’adopter le même ton, les mêmes expressions… Et pourtant je reste encore incapable d’expliquer cette si profonde émotion qui m’a pourfendue lorsque je l’ai vu.
Il était humain, bien sûr.
Et rien, pas même moi, n’est éternel.
Ecosse, 2015Je n’ai jamais failli à mon devoir.
Enfin…
Si.
Est-ce devenir humain que de mentir ? Car c’est bien la première fois que je le fais. Je mens. Effrontément. J’ai bien entendu refusé d’emporter une âme. Une si belle âme, si pure, si belle, si rayonnante… Pour ne rien vous cacher, on lui promettait le Paradis, la plus belle des récompenses après une vie de bonne conduite. Mais je n’ai pas pu. Je ne pouvais pas la cajoler comme toutes les autres, lui montrer la voie, l’aider à traverser le voile.
Est-ce que je regrette aujourd’hui ?
Oui, très amèrement. Car à la fin de sa vie, alors qu’il m’avait tout donné, tout accepté – il avait vieilli sans moi, avait fait une croix sur sa famille pour moi, s’était adapté à ma condition sans crainte, m’avait fait confiance à moi, une fée – j’avais renoncé à l’aider à obtenir ce qu’il avait mérité.
Et plus encore, aujourd’hui je regrette encore d’avoir failli à mon devoir, d’avoir tourné le dos à ma nature, d’avoir laissé mes sentiments prendre le dessus.
Est-ce ça, d’être humain ? De faire des choix, de les regretter ensuite, et de passer toute une vie de malheur en repensant à cette ultime bêtise ?
En refusant d’accompagner son âme jusqu’au bout, j’avais trahi sa mémoire, trahi notre amour, notre relation… ma raison de… était-ce vraiment de vivre ? Avais-je véritablement une vie, ou n’étais-je pas simplement enchaînée à ces monstrueux humains qui ne pouvaient s’arrêter de tuer, dévorer, calciner tout ce qui passait sur le chemin ?!
Irelande, 2015Je ne dors pas, alors je ne fais pas de cauchemars.
Mais les angoisses sont pourtant bien là, réelles et tangibles. Je ne sais pas si c’est à cause d’une trop longue vie aux côtés des humains que je deviens ainsi, que mes sens changent, que
je change. Peut-être est-ce ainsi que les faucheurs finissent par être tués ; devenus trop humains, ils se laissent prendre à leur propre piège et finissent par être tués. Ou alors s’effacent-ils pour ne pas continuer à supporter tout ce qu’impliquent les sentiments ?
Ecosse, 2015Je me suis installée à Inverness plus par dépit que par hasard. Il me faut régulièrement changer de lieu, au risque d’attirer le questionnement de personnes un peu trop curieuse ; il est vrai que voir pendant dix ans une personne qui ne bouge pas d’un iota… Pour passer le temps je me suis trouvé un hobby ; il me fallait quelque chose qui ne me demanderait pas d’être vue en public – on laisse donc tout de suite tomber cette idée de devenir professeur – et je me suis mise à l’écriture. Avec un pseudonyme, aucune dédicace, presqu’aucun rapport avec les maisons d’édition… Alors au fil des siècles, je me suis mise à écrire.
Twilight, par exemple, c’était moi.
Non, je rigole.
Est-ce que rire fait de moi une humaine ?
J’ai notamment publié un livre intitulé
Qu’est-ce qu’être humain ? en étroite collaboration avec un être humain que peu de monde connait à mon grand désarroi. Le grand Alan Turing. Son test de Turing m’intéressait tellement – il n’a certainement jamais compris pourquoi, mais pour moi il avait une si grande importance… Si une machine pouvait se faire passer pour un humain, pourquoi pas moi ? Même si la Seconde Guerre Mondiale n’a pas été facile tous les jours – enfin moi je dis ça, ce n’était pas moi qui mourrait sous les assauts de trois débiles qui se faisaient la guerre – elle a aussi apporté son lot de bonnes choses.
L’humour noir, par exemple.
Je ne peux jamais être reconnue sous mon vrai nom, bien entendu, mais savoir que quelque part, quelqu’un lit peut-être un de mes ouvrages me rassure. De voir les forums, les sites internet qui fleurissent à ce propos, m’enchantent.
Car oui, je suis une faucheuse branchée.
Et puis j’ai le temps, puisque je ne dors pas. Certes, il y a beaucoup d’âmes à emmener au-delà du voile, mais c’est aussi pour cette raison que j’ai choisi Inverness. 70 000 habitants, pas trop de risques… beaucoup de temps pour me pencher sur mon écriture.
Afin de compléter mes connaissances sur l’humanité en elle-même, j’ai décidé de prendre un chien. C’est une saleté de border collie croisée porte et fenêtre qui répond (pas tout le temps) au nom de Snoopy. Pas moi qui ai choisi. J’ai trouvé la pauvre fillette sur le bord de la route, renversée par une saloperie de bagnole. J’ai parcouru tous les herboristes de la région pour trouver de quoi sauver cette petite chose – qui pèse 15 kg quand même – et ensuite… elle est restée avec moi. Elle me rappelle le petit cocker que mon défunt mari avait. Un cabot de couleur spéculos qui portait le même nom.
J’aime les animaux. Ils sont moins complexes que les humains et me torturent moins l’esprit. Parfois je me demande si je n’ai pas un petit souci.
Parfois, je
sais que j’ai un petit souci.
Je suis obsédée par les hommes.