« J’ai toujours du temps pour une séance. Je finis mon service dans… une petite demi-heure, peut-être moins d’ailleurs. » Elle sourit à cette idée. Une petite demi-heure, c’était largement correct. Par contre, elle se rappela l’avoir entendu dire qu’il n’avait pas dormi de la nuit… Peut-être aurait-elle une petite chance s’ils faisaient du corps à corps ? Ou pas… c’était Ilyan tout de même, et c’est là qu’on sentait l’expérience quand quelqu’un la détenait. Elle acquiesça, lui montrant qu’elle attendrait et sirota distraitement le verre qu’il lui servit. Elle aimait bien sentir la chaleur ruisseler le long de son gosier, sans pourtant véritablement apprécier le goût amer de la vodka. C’était comme un feu qu’elle avalait, quelque chose qui la requinquait. Elle ne buvait pas souvent mais ça la prenait de temps en temps. Elle ne noyait pas sa tristesse dans l’alcool, elle avait plutôt l’alcool joyeux d’ailleurs, mais elle aimait le léger sentiment d’ivresse qu’il s’en dégageait. Elle aimait avoir les idées plus claires, presque plus vivaces ; et puis les effets sur elle étaient différents que ceux sur un humain normal.

« Eh bien, on fait avec… Et toi depuis… » Lui non plus ne sait plus depuis combien de temps ils ne se sont pas vus. Et qu’a-t-elle fait entre temps ? Elle a presque honte de dire qu’elle n’a rien fait du tout. Elle a eu quelques morceaux à jouer sur les crocs du piano plus régulièrement de d’habitude, ce qui lui avait occupé pas mal de son temps, et puis ses études, surtout. Après de longs passages à vide elle avait décidé de vraiment s’y remettre, car elle savait que son métier de pianiste ne la ferait pas survivre bien longtemps. « Oh, ça doit bien faire quelques semaines, au moins… Faut croire que la vie nous accaparait un peu trop. J’ai entendu quelques rumeurs sur toi et une certaine personne, mais je crois que je laisse traîner mes oreilles là où il ne faut pas, car j’ai entendu d’autres choses trop étranges. » Elle lui sourit, ne sachant pas si c’était vrai, et s’en moquant légèrement si par le plus grand des hasards il s’agissait de la vérité. Les ragots allaient bon train là où elle faisait ses concerts, le soir et on avait prêté de nombreuses conquêtes à Ilyan. Némésis ne le voyait pas assez souvent pour qu’il y ait une femme à son bras, et c’était bien pour faire la conversation qu’elle lui parlait de ça. Le bar n’était pas bondé, et elle ne doutait pas un instant qu’il connaissait assez son métier pour discuter en même temps. « Au fait, si un jour vous cherchez quelqu’un pour passer un peu de musique ici… Pas que la vôtre craigne, non, simplement je pourrais arranger ça. » Elle termine sa vodka et regarde ses doigts racornis par la musique et par le contact des armes ; elle aurait aimé combattre les monstres à l’aide des notes, mais elle s’était bien trop vite rendue compte que ce n’était pas le genre de combat passif qu’elle souhaitait mener. «  J’ai pas perdu ma mélodie, mais j’ai perdu tout le reste, c’est terrible. » Elle reste assez vague car la profession de chasseur n’est disons… pas vraiment révélé aux yeux des humains. Et divulguer qu’ils sont des chasseurs pourraient leur attirer quelques ennuis auprès de la communauté surnaturelle. « Est-ce que tu penses que certaines personnes ont ça dans le sang, et que pour d’autres, c’est plus difficile ? » Elle n’ose pas lui poser de questions sur son entraînement à lui. C’est quelqu’un d’assez secret et de mystérieux quand on y pense, car elle ne savait pratiquement rien de lui ; même si la réciproque pouvait être considérée comme vraie. C’était un gars bienveillant, mais qui savait garder ses petits secrets pour lui, et elle n’était jamais sûre de savoir quand elle franchissait la frontière « secret défense » ou non.

Ca ne sembla pas beaucoup plaire à Ilyan que les alcooliques du bar lancent des rumeurs à son sujet, mais heureusement Némésis pouvait distinguer dans ses yeux une sorte d’ironie, comme s’il s’en moquait un peu, au fond. Ness se fichait bien de savoir si son professeur fréquentait une femme ou non – ce n’était pas comme si ça allait l’adoucir ou quoi que ce soit. Tant que tout se passait bien, ça rendait d’ailleurs les gens un peu moins chiants, d’être en couple, généralement. Après, quand il y avait un peu d’eau dans le gaz, c’était tout de suite moins funky d’être proche de cette personne. Toutefois, Ness et Ilyan entretenaient ce genre de lien professionnel qui faisait que même s’ils s’envoyaient quelques boutades et qu’ils portaient un léger intérêt l’un envers l’autre, cela se limitait à ce qu’ils pouvaient s’apporter mutuellement. D’ailleurs, elle n’avait jamais vraiment osé lui poser la question mais elle se demandait secrètement ce qui l’avait poussé à accepter son offre. Après tout, une gamine qui ne connaissait rien à la monde de la traque et de la chasse avait plus de chance d’être un fardeau pour lui qu’une véritable bénédiction. « On habite dans une ville très bizarre si tu veux tout savoir. » Oh, le barman n’avait pas besoin de le lui signifier pour qu’elle comprenne, mais elle sourit à la petite plaisanterie. L’Ecosse avait un charme rare entretenu par ses habitants avec ferveur. Puis il lui signifia qu’il allait parler à la proprio de ses quelques talents de musicienne. Elle le remercia chaleureusement, car il ne devait pas forcément comprendre ce que ça représentait pour elle ; pour elle, c’était pouvoir payer son loyer à l’heure, pouvoir obtenir de nouvelles armes magiques, avoir un meilleur équipement, et aussi pouvoir s’acheter de nouvelles chaussures de course  à pied, car elle détruisait les siennes à une vitesse faramineuse. Il lui dit même, un peu sur le ton de la confidence, qu’elle pourrait se faire une place ici. Une chaleur étrange remonta de son estomac, mais elle savait que ce n’était pas la vodka qui faisait ça ; c’était plutôt une sorte de reconnaissance qu’elle n’avait plus eu depuis longtemps, et qui lui faisait beaucoup de bien. Elle aimait bien être avec l’homme, il savait comment parler, il savait être gentil, et pourtant il avait cette distance par rapport au monde que seuls les plus âgés ont. Ils devaient bien avoir quinze ans d’écart, et elle était heureuse de voir en Ilyan, pas une figure paternelle car ce serait peut-être grossir le trait, mais au moins une présence rassurante, ici à Inverness. Comme il l’avait si bien dit, ils vivaient dans une bien étrange ville. « Je comprends ce que tu ressens. C'est normal Némésis. Ça passera malheureusement avec le temps en restant tout de même un peu présent. »  Elle voit exactement ce qu’il veut dire. C’est comme la mort de ses parents. Elle restera à jamais graver en elle, car ce n’est pas le genre de choses qu’on peut effacer facilement, mais elle allait s’y faire. Elle arrêterait de se lever le matin en voulant appeler son père, elle arrêterait de chercher du regard son petit frère quand elle se trouvait à proximité d’autres enfants. Le temps pansait toutes les blessures qu’on disait, mais encore fallait-il laisser le temps au temps. « C'est sûrement plus difficile pour certaine personnes mais personne ne l'a dans le sang. Crois moi il faut un long... Cataclysme pour que tu te retrouves à faire ça. Personne ne désire le faire. » Par contre, cette assertion lui sembla bien étrange. Elle décida de la garder quelque part en mémoire, et d’y réfléchir. Ne voulait-elle pas le faire, elle ? C’était son désir le plus impérieux. Est-ce que le désir de vengeance était un désir sain ? Elle n’avait pas encore assez de recul sur la situation pour émettre un quelconque avis, c’est pourquoi elle hocha distraitement la tête à cette remarque, ne voulant pas passer pour une ignorante. Elle avait maintenant assez d’eau à son moulin pour passer une nuit dessus à y réfléchir.

Le chasseur jeta un autre coup d’œil à l’horloge et l’impatience de Ness grandit de plus belle. Elle savait ce que ça voulait dire ; ils allaient s’entraîner. Ilyan lui sourit et lui fit un signe pour passer dans l’arrière-boutique. Elle savait très bien qu’ils n’allaient pas s’entraîner au milieu du bar, même si la consommation en alcool pouvait en embrumer certains. « Qu’est-ce qu’on travaille aujourd’hui, chef ? J’ai amené du matos dans ma voiture si on a besoin, mais je pense que t’as tout ce qui faut. Au fait, j’aimerais te poser une dernière question, et ensuite, promis, on s’y met et on se concentre. » Elle avait pour l’habitude de bavarder un long moment, habitude que son mentor essayait de lui faire perdre depuis quelques temps maintenant, sans grand succès. « Pourquoi vous avez accepté de me prendre comme apprentie ? »

L’homme croisa les bras sur sa poitrine, jaugeant Némésis. Ils avaient une différence de taille incroyable, et elle se demandait si un jour elle serait une chasseuse aussi entraînée et aussi féroce que lui. Il avait la tête de l’emploi, certes, mais il dégageait une certaine sérénité, des mouvements prompts et précis, clairs et nets. Elle se sentant pataude, paresseuse, lente. Ses sens décuplés lui permettaient de voir rapidement ses failles, sans pouvoir y pallier. Avec sa force de louve, elle pouvait rivaliser avec un homme, mais un vampire ? Jamais. Elle se demandait parfois s’il ne serait pas plus intelligent pour elle de s’entraîner sous forme de louve, mais ce n’était pas auprès d’Ilyan qu’elle trouverait ce genre d’enseignement. « J’ai bien travaillé tout ce qui était à distance – pose de pièges, lancer de couteau, discrétion. Maintenant, j’aimerais apprendre le corps à corps. Je me doute bien que si j’en arrive là avec certaines créatures, ce sera un peu trop tard pour moi, mais il suffit d’un seul coup bien placé pour gagner de précieuses secondes. » C’était un peu l’étape qu’elle redoutait le plus dans ton son entraînement. Elle avait appris à manier les couteaux et les armes à feu, les chaînes en argent, elle avait même un stylet en argent qu’elle enfonçait dans son chignon, qu’elle avait appris à manier. Et puis le pieu en bois, évidemment, car fallait avoir la force de l’enfoncer dans leur cage thoracique, le bout de bois. Elle s’était musclée, étoffant ses prédispositions naturelles de wulver. Mais avant de commencer la séance d’entraînement avec Ilyan, il répondit à sa question. « Parce que tu en avais besoin. Parce qu’il y avait dans tes yeux cette lueur. Celle qui prévient qu’on a trop vécu. Tu étais éteinte. Et pourtant, en alerte. Ce n’est pas compliqué pour quelqu’un qui connait la situation de ressentir ce besoin d’aide. Parce que ne voulais pas que ca recommence pour toi. » Némésis ne savait pas trop ce à quoi elle s’attendait en lui posant la question, mais ça ressemblait plus ou moins à ça. Elle était satisfaite de sa franchise, et aussi de ses propos. Plus jamais elle ne voulait être éteinte comme elle l’avait été. Elle se trouvait idiote et bête d’être passée par cette phase d’abattement inutile. Il tuait toute vie, toute ambition. A la place, elle voulait tuer cette vampire. Elle n’aurait qu’une opportunité, qu’une ouverture pour le faire, et elle voulait être prête, surentraînée. Une chasseuse morte ne servait à rien, alors autant bien préparer le terrain, s'entraîner comme il le fallait plutôt que de foncer tête baissée dans le tas et... mourir. « Je voudrais chasser essentiellement le vampire, ce serait bien qu’on se concentre là-dessus. » Si elle devait se battre contre un lycan, elle préfèrerait le faire sous sa forme animale… Pour ce qui était des autres types de bestioles, elle ne se sentait pas encore d’attaque pour se farcir un petit démon, même de bas étage. C’était des démons, putain ! Qui pouvait rivaliser avec ça ? Il y avait les sorcières, mais les sorcières noires se faisaient rares à Inverness, alors elle avait autre chose à faire pour le moment. Et les fées… Tant qu’aucune ne faisait de mal à des humains, elle ne voyait pas trop pourquoi elle devrait s’en soucier pour le moment. Mais les vampires… La plupart d’entre eux tuaient encore et toujours pour se nourrir, sans prendre la peine de passer par des poches de sang, voire même les animaux… Et ça, elle ne pouvait le tolérer.
Nous protégeons ceux qui ne peuvent pas se protéger.
« Bien. Merci pour  ta sincérité. On peut commencer la séance. »

Némésis se demandait parfois comment Ilyan s’était entraîné, et avec qui. Il y avait aussi pourquoi, pourquoi avait-il décidé de ne s’enfoncer dans ce genre de quête sanglante ? Peut-être était-ce de famille ? Ness connaissait certains noms qui léguaient de générations en générations ce devoir, ce futur de chasseur. Est-ce qu’Ilyan avait perdu des proches dans la bataille ? Est-ce qu’ils avaient vraiment une femme dans sa vie ? C’était un gars bien, et elle voulait le savoir entourer – c’était une sensation très étrange d’ailleurs, un peu protectrice, elle s’en rendait compte. Mais ce qu’elle voulait le plus, c’était surtout le savoir heureux, plus qu’autre chose. « Il n’est jamais trop tard pour gagner un combat. Une personne avec une arme peut se retrouver dans une situation bien pire qu’une personne se battant avec la force de ses poings. » Ness en prit note, pourtant persuadée que si elle devait s’approcher d’un vampire si proche… elle ne donnait pas bien cher de sa peau. Quoi qu’elle avait quand même son côté métamorphe que peu de chasseurs pouvaient se targuer d’avoir – quelques avantages qu’elle ne trouvait pas désagréables. « Cela dit, je ne sais pas si je me dois de retenir mes coups ou non. » Némésis sourit de toutes ses dents : elle aimait bien quand le chasseur la testait ainsi, elle se sentait comme digne d’intérêt. S’il lui mettait sur la tronche, eh bien elle ferait avec. Elle n’avait pas envie d’avoir un traitement de faveur, elle voulait être entraînée comme n’importe quel chasseur, pourtant l’intérêt d’un combat était aussi s’apprendre de nouvelles choses, de nouveaux coups, alors qu’elle pisse le sang après trois secondes n’avait que très peu d’intérêt. « On va commencer avec un niveau correct. J’ai envie de pouvoir voir mes touches demain quand je devrai jouer du piano quand même. Et ne pas ressembler à n’importe quoi. – Je ne suis qu’un amuse-gueule par rapport à la véritable force d’un vampire… - Ouais, je ne suis pas encore totalement devenue suicidaire. Je vais m’entraîner dur, et longtemps. Je n’aurai qu’une chance et je ne compte pas la rater. » Ness avait aussi pensé à embarquer quelques autres chasseurs avec elle, et pas forcément de leur plein gré. Si un vampire tuait un membre de la famille d’un chasseur d’Inverness et que oh, miracle, Némésis recherchait ce même vampire… Peut-être pouvait-elle se créer facticement quelques alliés et pions à sacrifier pour ce combat qui mènerait peut-être éternellement à sa mort. « Très bien. Je suppose qu’on peut commencer par de simples coups basiques. Que je vois un peu plus ta vitesse. » Ness hocha lentement la tête et se concentra sur son pouvoir, sur son loup intérieur, qui ne semblait pas vouloir broncher pendant cette séance. Il fallait qu’elle fasse attention à la force qu’elle allait mettre dans ses coups – Ilyan était un chic type, le cœur sur la main, qui l’avait en quelque sorte pris sous son aile, mais il ne fallait pas se leurrer : elle ne donnait pas très cher de sa peau s’il découvrait son vilain petit secret. La jeune femme se mit en garde, tenta quelques coups, tournant en cercle autour d’Ilyan, se concentrant bien sur sa garde, ne pas la baisser… Elle serra les poings, chercha une baisse de la garde de la part du chasseur, mais bien sûr, il ne se laisserait pas avoir par une néophyte.
La danse commençait.